« L’Obs avait des infos avant le CSE, qui s’est réuni ce matin… » Cette confidence désabusée que nous a faite un salarié de Libération en dit long sur la façon dont a été annoncée jeudi 14 mai la création d’une « société à but non lucratif », à qui sera cédé le journal. La réunion de CSE était à peine bouclée et la visioconférence sur ce sujet avec la rédaction pas encore entamée, qu’un article sur le site de L’Obs, suivi quelques minutes plus tard d’une dépêche de l’AFP, présentait le plan d’Altice France pour se séparer du quotidien. « Ce sont des infos que seule la direction avait », commente la même source. Y aurait-il du délit d’entrave là-dessous ?
Dans un « mail interne » largement cité le 14 mai par l’AFP et présenté comme un « communiqué [du] groupe Altice » par Laurent Joffrin dans Libération d’aujourd’hui, il est expliqué que le groupe de Patrick Drahi, également propriétaire de SFR, BFMTV et RMC, créera un « Fonds de Dotation pour une presse indépendante » qui rachètera Libération. L’annonce s’accompagne de beaucoup de promesses : une « totale indépendance éditoriale, économique et financière », le maintien des « droits actuels de la rédaction », une dotation financière « pour permettre à Libération de rembourser l’intégralité de ses dettes mais aussi de lui donner, progressivement, les moyens nécessaires au financement de son exploitation future et ainsi garantir son indépendance à long terme »…
Il faudrait cependant y ajouter une longue série d’interrogations. Quelle sera la place de l’équipe des salariés au sein de la fondation ? De la composition de son futur conseil d’administration, on ne connait pour le moment que trois membres : le directeur de la rédaction de Libé, Laurent Joffrin, le directeur général d’Altice Média et un des directeurs d’Altice Europe. Qui dit fondation, dit aussi mécènes ou donateurs. Qui, à part Patrick Drahi, selon les promesses qu’il fait aujourd’hui, mettra au pot pour assurer l’indépendance et le développement de Libé ? Et à quelle hauteur ?
Et qui pour remplacer les deux co-gérants de Libération ? Le premier, Clément Delpirou, quittera son poste mi-juin. Le second, Laurent Joffrin, à la fin de l’année, même si, selon L’Obs, il « restera son principal éditorialiste et gardera sa lettre quotidienne ». On pourrait ajouter une autre question : cette fondation est-elle une solution sortie du chapeau après une tentative infructueuse de revente du titre ?
Dans un communiqué des salariés publié aujourd’hui par Libération, ces derniers s’interrogent, eux aussi. Si « l’équipe de Libération salue le projet de créer un fonds de dotation, à but non lucratif », elle « regrette cependant que cette décision, d’une importance fondamentale dans l’histoire et pour l’avenir de Libération, ait été annoncée de façon inattendue et non concertée, alors que les salarié·e·s ne sont pas présents à la rédaction en raison des circonstances sanitaires ». Le communiqué des salariés ajoute : « La présentation succincte du dispositif faite par Altice ne peut rassurer la rédaction quant à l’indépendance et à la pérennité du journal que sous réserve d’être complétée par : des garanties juridiques, financières et sociales, notamment en matière de dotation et d’effectifs, tant à court qu’à long terme ; une association en toute transparence des salarié·e·s à la mise en place et à la gouvernance de ce dispositif, afin qu’ils aient les moyens de s’assurer par eux-mêmes de leur indépendance. »
Au moment où il s’en sépare, il convient aussi de rappeler la gestion de Libé par Patrick Drahi. Ce dernier a racheté le quotidien en 2014, juste après avoir obtenu le feu vert du gouvernement pour absorber l’ogre SFR, alors qu’il n’était que le patron du Petit Poucet Numericable.
Depuis, les facturations de prestations assurées par des filiales d’Altice se sont multipliées à Libération. Notamment en développement informatique, alors même que le journal disposait de services informatique et web qui en avaient les compétences. De même, les services autres que la rédaction (régie publicitaire, comptabilité, direction des ressources humaines, services généraux…) sont aujourd’hui réduits à leur plus simple expression et leurs missions largement assurées par le groupe, « mutualisation » oblige.
L’emménagement de Libération dans un des immeubles de l’Altice Campus, qui regroupe les activités du groupe dans le XVe arrondissement de Paris, s’est également accompagné d’une explosion du loyer. Evidemment, l’Altice Campus appartient au groupe… Côté effectifs, l’arrivée de Drahi à Libération s’était traduite par une centaine de départs. A l’automne dernier, c’est beaucoup plus discrètement qu’ont été « négociés » une quinzaine de départs de salariés ayant une certaine ancienneté.
Si on y ajoute la disparition en 2012 du quotidien La Tribune et l’état actuel de L’Express, qui a vu fondre ses effectifs et sa diffusion payée s’effondrer de 40 % entre 2015 et 2019, le bilan dans la presse écrite du duo Patrick Drahi / Alain Weill n’est décidément pas glorieux.
Montreuil, le 15 mai 2020.