Pour les patrons de presse, une crise sanitaire sans précédent, qui a déjà fait plus de 40 000 morts en France, ne semble pas être une raison pour ne pas casser l’emploi, les droits collectifs et les conditions de travail. Pis, elle semblerait même être un prétexte pour accélérer des restructurations d’entreprises guidées par les appétits des actionnaires.
NOUS L’AVIONS DÉJÀ VU au printemps avec la liquidation de la SAD et de la Soprocom, les patrons de la presse et ceux de sa distribution n’ont eu aucun scrupule à licencier plus de 512 salariés, alors que la France est confinée et vit au rythme du nombre de morts quotidiens de l’épidémie de Covid‐19. Nous l’avions vu aussi cet été, avec le plan de restructuration au Parisien, qui, au nom d’un nouveau projet éditorial, a supprimé une trentaine de postes au sein d’une rédaction où les effectifs sont déjà sous tension.
Aujourd’hui, alors que la France vient d’être à nouveau mise sous cloche sanitaire, que le nombre de morts repart à la hausse dans des hôpitaux saturés et à bout de souffle, la direction du Groupe Amaury a annoncé à quelle sauce elle comptait manger les salariés de sa SAS L’Équipe. Elle n’a certes pas surpris grand monde, puisque chacun attendait la mauvaise nouvelle depuis que les salariés ont massivement rejeté l’accord dit de performance collective que la direction leur avait soumis en juin et qui consistait rien moins qu’à baisser les salaires de 10 % et à supprimer 16 jours de RTT en échange d’un vague engagement à préserver l’emploi. Le couperet est tombé, désormais : le Groupe Amaury entend licencier jusqu’à 110 salariés pour atteindre 59 suppressions de postes. Un plan qui passerait par des bouleversements éditoriaux avec, notamment, la disparition de Sport & Style et la transformation de l’hebdomadaire France‐Football en simple supplément mensuel de L’Équipe.
Au Figaro, c’est soi‐disant pour faire face au recul de la vente au numéro que la direction a annoncé la suppression de 60 postes et a mis en jeu l’avenir de TV Magazine. Si la direction semble désormais parler davantage d’un plan de départs volontaires que d’un plan de licenciements, cette politique qui consiste à casser les effectifs et à réduire, voire à supprimer, la périodicité de certains titres et suppléments interroge et inquiète.
Même logique à l’œuvre à Jeune Afrique, où, fin septembre, la direction a annoncé sa volonté de voir partir entre 24 et 30 salariés sur… 134. Un plan auquel il faut également ajouter la disparition, depuis le début de la crise sanitaire, de la plupart des piges dans de nombreux services, notamment du prépresse, laissant des dizaines de salariés précaires sur le carreau, sans rien, la direction n’ayant pas prévu pour l’heure, au mépris de la loi, de les intégrer aux dispositifs de son plan.
Toutes ces mesures qui cassent l’emploi, menacent la qualité des productions éditoriales et ont des conséquences sur les volumes dans les imprimeries interviennent non seulement dans une période très difficile, mais aussi alors que l’État continue de soutenir massivement le secteur de la presse. Outre les mesures de chômage partiel qui ont permis à nombre de groupes de presse de faire payer les salaires de centaines de salariés par l’État, plusieurs centaines de millions d’euros ont été mis sur la table en septembre 2020, en plus des aides habituelles, dans le cadre d’un plan de relance qui, pour l’heure, ressemble surtout à un coup de pouce pour financer des restructurations sauvages.
Le Syndicat général du Livre et de la communication écrite CGT, qui organise les salariés des sièges éditoriaux, des imprimeries et de la distribution, appelle le patronat de la presse à revenir à la raison. Outre les dégâts importants sur l’emploi et les conditions de travail des salariés restants, ces politiques posent de nombreuses questions quant à l’avenir des titres de presse concernés. C’est connu, on ne fait jamais mieux avec moins de moyens.
Alors que la presse doit plus que jamais se distinguer par la pertinence de ses contenus et la qualité de ses supports pour s’imposer face aux fake news et à la profusion d’informations plus ou moins fiables que génèrent entre autres les réseaux sociaux, renoncer à la qualité au profit de résultats économiques dictés par les appétits des actionnaires n’augure rien de bon. Plutôt que d’utiliser les millions d’euros du contribuable pour licencier, la presse ferait mieux d’investir avec ambition, aussi bien dans ses outils industriels que dans les métiers qui concourent à la rédaction et à la fabrication des journaux.
Paris, le 9 novembre 2020